Georges
Georges
On était à la fin du mois
de juillet et la Provence flambait. J’avais débarqué la veille à Marseille
avec, en poche, une permission d’une semaine à passer dans ma famille. Nous étions, ma gueule de bois et moi, entrain
de poireauter au buffet de la gare de Béziers en attendant la correspondance
pour Perpignan.
Ça faisait plus de six
heures que je prenais racines dans le patelin, étant comme d’habitude grimpé
dans le premier train « filant vers l’Ouest » sans me soucier de la
correspondance.
C’était chaque fois le
même bordel, mais ça ne me posait aucun problème car d’une certaine façon je
trouvais mon compte à passer quelques heures dans Béziers où, suivant un rituel
établi, je faisais, mais pas forcément dans l’ordre, mon « tiercé touristique »,
à savoir : cinéma, sandwich et bar à putes.
J’avais atterri
« Chez MARGOT », la générale. J’aimais bien ce petit lupanar
très intime où derrière des vitres colorées et des rideaux épais, le cul sur un
bon coussin, on pouvait fumer, picoler et peloter une fille jeune, jolie et
surtout pas farouche pour deux sous. Enfin pour deux sous, façon de parler
parce que, quand je ressortais de chez Margot j’avais le larfeuille
considérablement allégé.
On appelait Margot « la
générale » parce que dans le temps elle avait été maquée avec un
adjudant de l’Infanterie de marine, ça l’avait d’ailleurs rendue tellement patriote la daronne qu’elle
mettait des petits drapeaux bleu, blanc, rouge un peu partout derrière le
comptoir.
J’ai du siffler une demi-douzaine
de bières avant de me laisser tenter par une petite pute sympathique au sexe si
étroit que j’ai eu la curiosité de lui demander s’il y avait longtemps qu’elle
« travaillait ». Ce à quoi elle a répondu :
- Seulement deux mois,
pourquoi?
Elle était brune, pas très
grande, la taille fine, les seins petits et les jambes un peu fortes. Au-dessus
du lit, quelqu’un avait cloué deux chaussons de danse roses, défraîchis,
passablement usés. Elle m’a dit qu’ils lui avaient servi il y avait pas si
longtemps.
Elle s’est revêtue plus
vite que moi et en sortant m’a lancé en souriant:
- Tu traînes pas, hein
matelot et en sortant ne ferme pas la porte s’il te plait.
Je suis redescendu et j’ai
continué à picoler. Y avait toujours de la bonne musique chez la générale et
jamais quelqu’un pour te prendre la tête. Il faisait chaud dans le bar, toute
la bière que j’avais ingurgitée commençait à faire son effet et je suis allé
pisser. Dans les chiottes il y avait un jeune type qui était entrain de
dégueuler. J’ai pissé, me suis lavé les mains, balancé un coup de flotte sur la
gueule et j’ai quitté le bar.
Suis retourné vers la
gare, j’ai acheté un sandwich merguez, puis je suis allé récupérer mon sac de
marin que j’avais mis à la consigne.
Quand le train pour
Perpignan est arrivé, j’avais la tête lourde, la bouche pâteuse et qu’une
envie, trouver une bonne place peinarde dans un compartiment vide et dormir
jusqu’à ma destination finale.
Le train est arrivé
ferraillant et puant; Dans son sillage une houle d’air surchauffé m’a pris à la
gorge, serré le colback, putain d’été.
Je suis monté dans le dur,
il ne devait pas être loin de vingt-trois heures et les portes des
compartiments étaient closes. Les voyageurs avaient commencé leur nuit.
Dans le train à l’arrêt il
faisait encore plus chaud. J’ai arraché ma vareuse et l’ai enfoncée dans mon
sac. J’ai ouvert la première porte qui se présentait. Deux guiboles barraient
le passage. Dans le compartiment quatre personnes semblaient roupiller. Les
guibolles appartenaient à un monsieur âgé.
Je l’ai secoué par
l’épaule et j’ai lâché :
- Hé pépé! Tu tires tes
jambes!
En face du vieux quelqu’un
à gloussé. Un léger rire de femme amusée, la seule qui ne dormait pas sans
doute.
Le vieux a rangé ses
jambes sans moufter.
J’ai balancé mon sac dans
le porte bagage et me suis affalé comme un poivrot cuité, auprès de la fille.
On a quitté la gare, le
train filait sur les rails, la fenêtre était entr’ouverte, mais putain, ce
qu’il faisait chaud. J’avais mal à la tronche et je sentais que l’envie de
gerber n’était pas loin.
Nous étions donc cinq dans
le compartiment, le vieux en face de moi qui était reparti dans les bras de
Morphée, puis un couple de gros entre lui et la fenêtre et qui roupillaient
aussi. De l’autre côté, un autre mec en T-shirt blanc et short et à côté de moi
la nana qui s’était poilée quand j’étais entré.
Elle, elle ne dormait pas.
Elle était bras et jambes croisées et ses grands yeux ouverts regardaient la
veilleuse. Elle portait un chemisier clair et une jupe sombre, courte, remontée sur ses cuisses.
Dans ma caboche c’était
« le chemin des dames », j’avais envie d’en griller une et j’ai un
peu gigoté pour choper mon paquet de cigarettes et mon briquet. Ma main a
effleurée la hanche de la fille et elle m’a regardé. En temps normal, timide
comme je l’étais avec les filles, j’aurais détourné vivement les yeux. Mais la
bière me donnait de l’audace et sans penser à rien de particulier, j’ai soutenu
son regard.
Dans la pénombre je voyais
ses yeux sombres et devinais des cheveux bruns ou châtains qu’elle portait
mi-longs. Elle cilla deux coups et baissa les paupières.
J’étais sorti dans le
couloir pour fumer ma cibiche. J’avais ouvert en grand la fenêtre et laissais
mon visage se faire fouetter par le courant d’air. Je tirais sur ma cigarette
en me demandant bien si j’allais tenir le coup sans aller au refil lorsque le
contrôleur passa.
Il avait ouvert la porte
du compartiment et allumé le plafonnier.
- Billets SVP!
J’avais mon billet dans ma
vareuse et j’ai du récupérer mon sac, en sortir mon vêtement et en extirper mon
billet que je filais à l’employé. Il me l’a perforé d’un air blasé. Le vieux a
montré une carte et l’agent a hoché la tête. La brune a fouillé dans son sac et
a sorti un billet : Hop! Un petit trou. Le couple de gros et le mec en T-shirt
y sont passés.
- Merci M’sieurs dames,
bonne fin de voyage.
Il a éteint le plafonnier
et je me suis réinstallé à côté de la brune. J’avais eu le temps et le loisir
de la détailler et je ne m’en étais pas privé. Belle fille, visage de
porcelaine, petit nez un peu retroussé, grande bouche rouge, joli balcon et
pour le reste, j’aurais gagé mon pompon que c’était du super choix. Mais pas
pour ta pomme, pauvre con, pensais-je.
Sous mon crâne, les
forgerons Dogons semblaient se fatiguer de fracasser leurs enclumes et le
TAGADAC des roues sur les rails, le bercement du train et la fatigue
m’endormirent enfin.
Le vieux s’était levé,
envie de pisser, sans doute et son
genou avait heurté les miens. Et merde.
- Scusez-moi, avait-il
soufflé.
J’ai levé la main droite
pour lui dire de ne pas s’en faire et me suis soudain rendu compte que ma
voisine dormait LA TÊTE APPUYEE SUR MA PUTAIN D’ĒPAULE. Oh mec, merde! Attends, qu’est-ce qui
m’arrive, j’ai dit dans ma tronche. Je me suis un peu tordu le cou et j’ai
vu son joli front à la hauteur de ma joue et un peu plus bas son petit nez à
demi enfoui dans le tissus de ma chemisette de drap blanc et un peu plus bas
encore, sa grande bouche entr’ouverte. Et je sentais contre ma tempe rasée la
douceur soyeuse de ses cheveux. Et je percevais AUSSI l’odeur légèrement
musquée qui montait de son chemisier. Et cette odeur de fille chaude. Et cette
sensation de VIE à côté de moi.
J’ai imaginé finalement
cette exquise petite chose humide et rose, tapie sous quelques grammes de
dentelle. Cette chose qui ne me serait jamais destinée, que mes pièces de
monnaie ne pourraient jamais acheter. Et je fus pris d’une détresse telle…
d’une prise de conscience si forte de la dérision de ma vie, que l’émotion
m’extirpa un hoquet. Quel con! Et en plus j’tenais la trique! Ah j’avais l’air
malin, le cul dans ce compartiment surchauffé, les aisselles ruisselantes et la
tête comme un pain de quatre livres à me masturber l’esprit sur ma condition
d’humain.
Imperceptiblement je
m’étais laissé glisser sur ma banquette, oh mais doucement, pour ne pas
réveiller la demoiselle. Sa bouche était à quelques centimètres de la mienne et
sur mes lèvres je sentais la chaleur de son souffle.
La porte du compartiment
s’est une nouvelle fois ouverte – putain quel bordel dans ce train - et le
vieux est entré. Il s’est assis et pour lui donner un peu plus d’aisance - quel
brave mec je fais- je me suis reculé.
Mon mouvement avait
réveillé la belle inconnue qui avait redressé son visage et me regardait.
Dans la pénombre j’ai
souri et elle m’a rendu mon sourire en m’offrant entre ses lèvres délicieuses
le reflet blanc de ses dents.
Je m’étais raidit,
craignant le pire, qu’elle se redresse; s’éloigne et s’endorme loin de moi,
mais ELLE A REDĒPOSĒ SA JOUE SUR MON ĒPAULE et à fermé les yeux.
Sa bouche était encore
plus près de la mienne et mes narines enivrées percevaient une suave odeur de
vanille. Je n’avais qu’à poser mes lèvres sur les siennes. Qu’est-ce que je
risquais ? Je sentais, je SAVAIS qu’elle serait consentante, qu’elle ne m’aurait
pas repoussé.
Mais la nausée, comme une
marée tenace, m’avait à nouveau submergé. La TERREUR de vomir là, aussi proche
de ce visage déjà aimé me glaçait, et pourtant je suffoquais. Y avait-il un
Dieu qui me permettrait de durer, d’éradiquer cette envie de gerber? Mais il
devait être occupé ailleurs Dieu, et moi, en revanche pauvre diable j’ai soudain compris que ce que j’avais bu dans la
soirée je n’allais pas pouvoir le garder.
Rudement je me suis
dressé. La tête de l’inconnue à vacillée heurtant le dossier de siège. J’ai
ouvert la porte du compartiment et me suis précipité à toute vapeur vers les
toilettes du wagon. ELLES ĒTAIENT
OCCUPĒES! Merde, j’ai traversé le soufflet tout proche et me suis trouvé dans
le wagon suivant. Sur la porte des toilettes un écriteau
« CONSIGNĒ », re-merde. Je me suis terré dans le soufflet prêt, si la
nécessité l’exigeait à vomir là, mais par chance les toilettes de mon wagon se
sont libérées et j’ai pu pénétrer dans les WC. Là je me suis soulagé, retourné
comme une chaussette, cramponné au rebord de la cuvette des WC je vomissais
toute la bière de la soirée et le sandwich aussi et encore la bière, toujours
la bière, je n’en finissais pas de dégueuler. Je m’en étais mis sur le devant
de ma chemisette et sur les mains. Par bonheur le lavabo fonctionnait et le
savon liquide avait été récemment approvisionné. Je me suis lavé et après
m’être rafraîchi la figure et les mains je me suis retrouvé dans le couloir du
wagon.
Le train roulait à vive
allure et longeait l’étang de Fitou. Je m’étais placé à la fenêtre et je
respirais à pleins poumons l’air tiède et salin. Au-delà de l’étang je voyais
le faisceau d’un phare. La lumière provenant du train découpait sur le remblai
une bande mouvante de décors ruraux - ferroviaires. Ivre d’air, je me retirais
de la fenêtre et allumais une cigarette. Je repensais à la fille et maudissait
la nausée qui m’avait chassé d’auprès d’elle. J’avais dans le nez l’odeur de
son corps, celle de son haleine, j’aurais bien aimé reprendre le cours
de notre histoire là où je l’avais laissée.
Je rentrais dans le
compartiment dans une indifférence générale. Le vieux dormait toujours la
bouche ouverte et ronflait comme un sonneur. Le couple dos à dos dormait
également. Même occupation pour le gars au T-shirt qui, le visage contre la
vitre, les yeux fermés rêvait sans doute à sa maman.
La brune dormait elle
aussi, ou faisait semblant, les mains croisées sur le ventre, les yeux et la
bouche clos mais ouverts vers quels songes ?
Je me suis assis doucement
et me suis recroquevillé contre la cloison, loin de la tiédeur de la fille.
Le train roulait, roulait,
tintements de cloches d’un passage à niveau, craquement de voix d’aiguillages.
J’écartais le rideau, essayant d’identifier quelque lieu. Je vis, dans son halo
orange et plaqué devant la plaine, la silhouette d’une forteresse militaire :
SALCES. Putain ! J’étais plus très loin de la gare d’arrivée.
Je me dressais sans hâte,
saisissant mon sac. A côté, une petite valise, celle de la brune assurément.
Une étiquette pendait de la poignée. Furtivement je l’arrachais l’enfouissant
dans le creux de ma main.
Je fis coulisser une
nouvelle foi la porte du compartiment et me trouvais dans le couloir. A
l’intérieur personne n’avait bronché.
Le train passait sur le
pont de l’ Agly, je devinais dans la pénombre, le squelette asséché de la
rivière; Drôle de truc qu’un cours d’eau irrégulier. En hiver il peut être
torrentueux, mais l’été il n’est plus qu’un pipi de chat.
RIVESALTES approchait, les
mâchoires de freins faisaient crier les roues, le train s’arrêtait.
J’étais sur le quai de la
gare, personne ne m’attendait, deux minutes d’arrêt. Je lançais un regard vers
mon wagon, mais aucune activité ne pouvait être détectée.
Sous le réverbère j’ouvris
ma main afin de lire le nom sur l’étiquette. Je l’avais déchirée et l’on
pouvait lire : « Georges CRUZ.. », quelques lettres manquaient, merde,
elle s’appelle Georges, j’ai pensé.
Le long de la voie ferrée
des grillons chantaient au milieu des fenouils. La chaleur de la journée
emmagasinée dans le quai de la gare s’échappait, accablante, sous mes pieds.
J’allumais une cigarette,
la dernière du paquet, lançais mon sac sur mon dos et sortis de la gare.
Devant moi la rue déserte,
en pente, dévalait vers…..
- Et merde! Dis-je entre
mes dents.
Christian ALLE, un jour,
il y a longtemps.